VINGT-NEUF

 

Le monastère au coin de Whaleback et de la 9e était un lieu pâle et vierge. Cet îlot, comme une dizaine d’autres fragments de terre ou de corail colonisés, servait de cité-dortoir pour les ouvriers des docks et de l’industrie marine de Kanagawa. Les allées et ponts suspendus fournissaient un accès facile à Kanagawa malgré la courte étendue d’eau, mais l’espace limité sur ces satellites forçait à proposer des appartements exigus et spartiates. Les Renonciateurs avaient simplement acquis une façade de cent mètres de long et barricadé toutes les fenêtres.

— Par sécurité, nous a expliqué le prêtre qui nous a ouvert. Notre équipe sur les lieux est minimale, et il y a ici de nombreux d’appareils précieux. Vous devrez nous remettre vos armes avant d’entrer.

Sous la robe grise et simple de l’ordre, il était enveloppé dans un synthé de base, entrée de gamme Fabrikon, qui devait comporter un matériel de scan intégré. La voix rappelait une mauvaise connexion téléphonique, et l’expression détachée du visage de silicochair ne reflétait pas forcément les sentiments de son occupant. Les groupes de muscles minuscules sont rarement très bons sur les modèles les moins chers. D’un autre côté, même les synthés bon marché ont en général une force et des réflexes de machine, et on aurait sans doute pu brûler un trou au blaster dans celle-ci sans faire autre chose qu’énerver son propriétaire.

— Ça me paraît normal, ai-je dit.

J’ai sorti le GS Rapsodia et le lui ai tendu, crosse en avant. À côté de moi, Sierra Tres a fait de même avec un blaster court. Brasil a écarté les bras, conciliant, et le synthé a opiné du chef.

— Bien. Je vous les rendrai à la sortie.

Il nous a conduits via une entrée sombre en béton inusable, dont l’inévitable statue de Konrad Harlan avait été masquée de façon cruelle avec un morceau de plastique. Puis nous sommes arrivés dans ce qui devait être un appartement de rez-de-chaussée. Deux rangées de chaises à l’aspect peu confortable, aussi basiques que l’enveloppe du portier, faisaient face à un bureau et une lourde porte d’acier derrière lui. Une deuxième personne, une femme, nous attendait derrière le bureau. Comme son coreligionnaire, elle était synthétique et vêtue de la robe grise, mais ses traits paraissaient un tantinet plus animés. Elle faisait peut-être plus d’efforts, luttant pour se faire accepter au terme des nouveaux décrets d’induction unisexe.

— Combien de vous demandent la rencontre ? s’est-elle enquise avec assez d’amabilité pour sa voix Fabrikon limitée.

Jack Soul Brasil et moi avons levé la main. Sierra Tres se tenait intentionnellement à l’écart. L’hôtesse nous a priés de la suivre et a saisi un code sur la porte d’acier. Celle-ci s’est ouverte avec un grincement métallique ancien et nous sommes entrés dans une chambre aux murs gris, garnie d’une demi-douzaine de canapés fatigués et d’un système de transféreur virtuel qui avait une tête à encore utiliser de la silicone.

— Veuillez vous mettre à l’aise dans l’un de ces sofas et attacher les électrodes et hypnophones comme sur l’holo d’instruction que vous verrez à votre côté droit.

« Veuillez vous mettre à l’aise », c’était beaucoup demander : les sofas n’étaient pas automoulants et ne paraissaient pas conçus pour le confort. J’essayais encore de trouver une position agréable quand la jeune femme s’est rendue à l’unité de contrôle de transfert et nous a mis en route. Un sonocode a murmuré via les hypnophones.

— Veuillez tourner votre tête sur la droite et regarder l’holoforme jusqu’à ce que vous perdiez connaissance.

La transition a été beaucoup plus douce que je m’y serais attendu. Au cœur de l’holosphère, un huit oscillant s’est formé et a commencé à parcourir tout le spectre de couleurs. Le sonocode vrombissait en contrepoint. En quelques secondes, cette image s’est étendue pour envahir toute ma vision, et le son dans mes oreilles est devenu un déferlement d’eau. Je me suis senti basculer vers l’image, puis y tomber. Des bandes de lumière ont clignoté sur mon visage, puis ont viré au blanc et au rugissement du cours d’eau. Tout a basculé sous moi, comme si le monde entier pivotait de cent quatre-vingts degrés, J’ai soudain été déposé debout sur une plate-forme de pierre usée derrière une cascade d’eau claire. Les restes du spectre sont vaguement apparus dans un reflet sur la brume avant de disparaître comme une note mourante. Il y a bientôt eu des flaques autour de mes pieds, et un air froid et humide sur mon visage.

Je me retournais pour chercher une sortie, et l’air derrière moi a ondulé et s’est épaissi pour dessiner Jack Soul Brasil. La note de la cascade a tangué quand il s’est solidifié, puis a repris comme avant. Le spectre oscillant a traversé l’air, puis disparu de nouveau. Les flaques ont vacillé et réapparu. Brasil a cligné des paupières et regardé autour de lui.

— C’est par ici, je pense, ai-je dit en indiquant quelques marches basses d’un côté de la cascade.

On a suivi le chemin et contourné un promontoire avant d’émerger dans la lumière vive au-dessus de la chute. Notre route se poursuivait sur des dalles de pierre moussue à flanc de colline, et j’ai fini par repérer le monastère.

Il s’élevait au milieu de collines douces, sur un fond de montagnes accidentées qui rappelaient vaguement certaines parties de l’archipel Safran. Sept niveaux et cinq tours de bois ouvragé et de granit, dans un style de pagode classique. Le sentier qui montait depuis la cascade s’achevait sur une énorme porte de bois miroir où le soleil se reflétait. D’autres chemins semblables partaient du monastère sans motif apparent, vers les collines avoisinantes. J’y ai aperçu une ou deux silhouettes.

— Au moins, on comprend pourquoi ils sont passés en virtuel, ai-je dit surtout pour moi-même. C’est quand même mieux que le carrefour de Whaleback et de la 9e.

Brasil a grogné. Il n’avait presque pas dit un mot depuis qu’on était partis d’Akan. Apparemment, il n’avait pas encore surmonté la surprise. Nikolai Natsume renonçait au monde et à la chair.

Une fois au sommet, on a trouvé la porte entrebâillée. Suffisamment pour passer. À l’intérieur, une entrée au sol tapissé de bois de Terre poli et aux poutres apparentes menait vers un jardin intérieur et des cerisiers en fleur. De chaque côté, les murs étaient tendus de tapisseries aux couleurs complexes. Quand on a approché du centre de la pièce, une des silhouettes s’est extirpée du tissu, a flotté jusqu’à nous et a pris forme. Le moine portait la même tenue que dans le monde réel, mais son corps n’était pas synthétique.

— Puis-je vous aider ? a-t-il demandé doucement.

Brasil a opiné de la tête.

— Nous cherchons Nik Natsume. Je suis un vieil ami.

— Natsume. (Le moine a penché la tête un moment, puis a relevé les yeux.) Il travaille en ce moment au jardin. Je l’ai averti de votre présence. J’imagine qu’il sera bientôt là.

Le dernier mot quittait encore ses lèvres quand un homme fin entre deux âges, avec une queue-de-cheval grise, est entré à l’autre bout de la salle. À ce que je voyais, c’était son apparence naturelle, mais à moins que les jardins soient juste derrière le mur, la vitesse de son arrivée nous rappelait que tout ceci était une magie système savamment employée. D’autant que son ami ne portait aucune trace d’eau ou de terre.

— Nik ? (Brasil s’est avancé pour le saluer.) C’est toi ?

— Certainement, je dirais que c’est moi, oui. Mais à présent, je préfère me faire appeler Norikae.

Natsume s’est approché en flottant. De près, il me rappelait douloureusement Lazlo. La queue-de-cheval et la tension efficace qui l’habitait, un rappel du même charme fou dans son visage. « Quelques coupe-circuits pour passer, sept mètres à ramper dans une cheminée en acier poli. » Mais là où les yeux de Lazlo avaient toujours montré à quel point il se retenait, toujours, ceux de Natsume paraissaient avoir trouvé la paix. Son regard était intense et sérieux, mais n’exigeait rien du monde qu’il voyait.

Il a échangé quelques gestes honorifiques avec l’autre moine, qui s’est rapidement élevé dans les airs, dissous en une masse de fils colorés et a repris sa place dans la tapisserie. Natsume l’a regardé partir, puis a tourné son attention vers nous.

— J’ai peur de ne pas vous reconnaître dans ces corps.

— Vous ne me connaissez pas du tout, l’ai-je rassuré.

— Nik, c’est moi, Jack. De Vchira.

Natsume a contemplé un moment ses mains, puis de nouveau Brasil.

— Jack Soul Brasil ?

— Ouais. Qu’est-ce que tu fous ici, mec ?

Un bref sourire.

— J’apprends.

— Quoi, tu as un océan, ici ? Du surf comme à Four Finger Reef ? Des rochers comme ceux de Pascani ? Arrête, mec.

— En fait, j’apprends en ce moment à faire pousser des pavots à filigrane. Incroyablement difficile. Vous voulez jeter un œil à mes efforts ?

Brasil a changé de position.

— Écoute, Nik. Je ne suis pas sûr qu’on ait le temps pour…

— Oh, il y a du temps, ici. (Encore le sourire.) Flexible. Je vais vous en donner. Par ici.

Nous avons quitté l’entrée et contourné le carré des cerisiers en fleur, puis franchi une arche et une cour dallée. Dans un coin, deux moines agenouillés en méditation n’ont pas levé les yeux. Impossible de savoir s’il s’agissait d’humains vivant dans le monastère ou de fonctions du construct, comme le portier. Natsume les a ignorés. Brasil et moi avons échangé un coup d’œil. Le visage du surfeur était troublé. Je lisais ses pensées comme s’il me les imprimait. Ce n’était plus le même homme qu’il avait connu, et il ne savait plus s’il pouvait lui faire confiance.

Natsume a fini par nous faire passer un tunnel voûté pour déboucher dans un autre carré, le long de quelques marches en bois de Terre dans une fosse peu profonde d’herbes de marécage et d’algues, bordée par un chemin de pierre. Là, au milieu de l’échafaudage gris et arachnéen de leurs racines, une dizaine de pavots à filigrane tendaient leurs pétales iridescents, violets et gris, vers le ciel virtuel. Le plus grand faisait à peine cinquante centimètres de haut. Il était peut-être impressionnant d’un point de vue horticole, je ne risquais pas de le savoir. Mais ce n’était pas très impressionnant pour un homme qui avait autrefois repoussé une baleine à bosse adulte sans autre arme que ses poings et ses pieds et une fusée d’alarme rapide. Pour un homme qui avait autrefois escaladé Rila Crags sans corde ni antigrav.

— Très joli, a dit Brasil.

J’ai acquiescé.

— Oui, vous devez en être très content.

— Modérément. (Natsume a fait le tour de ses protégés avec un œil critique.) J’ai fini par tomber dans le piège le plus évident, comme apparemment tous les novices de cette espèce.

Il nous a regardés, dans l’expectative.

J’ai lancé un coup d’œil à Brasil, qui ne pouvait rien pour moi.

— Ils sont un peu courts ? ai-je fini par demander.

Natsume a secoué la tête et gloussé.

— Non, en fait ils sont assez grands, pour un sol aussi humide. Et – je suis désolé – je vois que j’ai commis une autre bourde courante chez les jardiniers. J’ai supposé que la fascination pour mon obsession personnelle serait générale.

Il a haussé les épaules et nous a rejoints sur les marches, où il s’est assis. Il a fait un geste vers les plantes.

— Ils sont trop lumineux. Un pavot à filigrane idéal est mat. Il ne devrait pas scintiller comme ça, c’est vulgaire. Du moins est-ce ce que me dit l’abbé.

— Nik…

Il a regardé Brasil.

— Oui.

— Il faut qu’on te parle… d’un ou deux trucs.

J’ai attendu. C’était à Brasil de décider. S’il n’avait pas confiance, je n’allais pas me lancer sans lui.

— Des trucs ? (Natsume a opiné du chef.) Quel genre de trucs ?

— Nous… (Je n’avais jamais vu le surfeur aussi bloqué.) J’ai besoin de ton aide, Nik.

— Oui, apparemment. Mais pour quoi ?

— C’est…

Soudain, Natsume a ri. C’était un son délicat, et très peu moqueur.

— Jack, a-t-il dit. C’est moi. Ce n’est pas parce que je cultive des fleurs que tu ne peux pas me faire confiance. Tu penses que renoncer signifie abandonner son humanité ?

Brasil a détourné le regard.

— Tu as changé, Nik.

— Bien sûr. Ça fait plus d’un siècle. À quoi tu t’attendais ? (Pour la première fois, un soupçon d’irritation a percé la sérénité monacale de Natsume. Il s’est levé pour mieux faire face à Brasil.) À ce que je passe toute ma vie sur la même plage à faire du surf ? À ce que j’escalade les mêmes parois à pic pour m’amuser ? À ce que je craque des codes corpos pour du bioware, histoire de le revendre pour me faire de l’argent de poche sur le marché noir, en disant que c’était du néoquellisme ? Cette putain de révolution lente…

— Ce n’est pas…

— Bien sûr que j’ai changé, Jack. Il faudrait être sacrément handicapé des émotions pour ne pas changer.

Brasil a descendu quelques marches pour le rejoindre.

— Oh, alors tu crois que ça, c’est mieux ?

Il a tendu un bras vers les pavots. Leurs racines arachnéennes ont paru trembler devant ce geste.

— Tu viens te planquer dans ce putain de rêve, tu fais pousser des fleurs virtuelles au lieu de vivre, et tu viens m’accuser, moi, d’être handicapé des émotions ? Va te faire foutre, Nik. C’est toi qu’est handicapé, pas moi.

— Qu’est-ce que tu as accompli, dehors, Jack ? Qu’est-ce que tu fais qui vaille à ce point mieux ?

— Il y a quatre jours, je me suis retrouvé sur un mur de dix mètres. (Brasil a fait l’effort de se calmer, sa voix est devenue murmure.) Ça vaut bien deux fois toutes ces conneries virtuelles.

— Vraiment ? (Natsume a haussé les épaules.) Si tu meurs sous une de ces vagues sur Vchira, tu as écrit quelque part que tu ne voulais pas revenir ?

— Ça n’est pas le problème, Nik. Je reviendrai, mais je serai quand même mort. Ça me coûtera la nouvelle enveloppe, et j’aurai franchi la porte. Dans le monde réel que tu détestes tellement…

— Je ne déteste…

— Dehors, les actions ont des conséquences. Si je me casse quelque chose, je le saurai parce que j’aurai mal.

— Oui, jusqu’à ce que le système d’endorphines améliorées de ton enveloppe s’enclenche, ou jusqu’à ce que tu prennes quelque chose contre la douleur. Je ne vois pas où tu veux en venir.

— Où je veux en venir ? (Brasil a de nouveau fait un geste vers les pavots.) Tout ça n’est pas réel, Nik.

J’ai vu un mouvement du coin de l’œil. En me retournant, j’ai vu deux moines, attirés par nos voix, qui attendaient à l’entrée des arches. L’un d’eux flottait littéralement, trente centimètres au-dessus des dalles.

— Norikae-san ? a demandé l’autre.

J’ai à peine changé de posture, me demandant vaguement si c’étaient de vrais habitants du monastère, et sinon quels paramètres d’opération avaient pu causer leur apparition. Si les Renonciateurs avaient des systèmes de sécurité interne, nos chances étaient nulles dans un combat. On ne peut pas s’aventurer dans le virtuel de quelqu’un et gagner une bagarre si la personne en décide autrement.

— Ce n’est rien, Katana-san, a répondu Natsume, avec un geste complexe et rapide des deux mains. Une divergence de point de vue entre amis.

— Alors, pardonnez mon intrusion.

Katana s’est incliné, un poing dans l’autre, et s’est retiré dans le tunnel avec son compagnon. Je n’ai pas vu s’ils marchaient en temps réel ou pas.

— Peut-être…, a commencé Natsume avant de s’arrêter.

— Je regrette, Nik.

— Non, tu as raison, bien sûr. Rien de tout ça n’est réel d’après la façon dont nous avons appris à le comprendre. Mais ici, moi, je suis plus réel que jamais. Je définis ma façon d’exister, et il n’est pas de défi plus grand que ça, crois-moi.

Brasil a répondu quelque chose d’inaudible. Natsume s’est assis sur les marches. Il a regardé Brasil, qui après un instant l’a rejoint, quelques marches plus haut. Natsume a hoché la tête et regardé son jardin.

— Il y a une plage à l’est, a-t-il dit d’un ton absent. Des montagnes au sud. Si je le désire, elles peuvent se rencontrer. Je peux faire de l’escalade quand je le souhaite, nager chaque fois que je le veux. Surfer, même, bien que je ne l’aie pas fait pour l’instant.

« Et dans toutes ces choses, je dois faire un choix. Le choix des conséquences. Un océan avec ou sans baleine à bosse ? Du corail où je pourrai me griffer les pieds et saigner ? Du sang, d’ailleurs, ou pas ? Tout cela nécessite une méditation préalable. Une gravité pleine dans les montagnes ? Si je tombe, laisserai-je la chute me tuer ? Et quel sens aura ma décision ? (Il a regardé ses mains, comme si elles-mêmes étaient une sorte de choix.) Si je me blesse, accepterai-je de sentir la douleur ? Et si oui, combien de temps ? Combien de temps attendrai-je avant de guérir ? Me laisserai-je un souvenir exact de cette douleur après coup ? Et ensuite, de ces questions découlent les secondaires – que certains trouveraient essentielles. Pourquoi suis-je en train de faire tout ceci ? Est-ce que j’ai envie de douleur ? Et si oui, pourquoi ? Ai-je envie de tomber ? Pourquoi ? Ai-je vraiment envie d’arriver au sommet, ou simplement de souffrir en chemin ? Pour quelle raison suis-je en train de faire tout cela ? Pour qui le fais-je, depuis le début ? Moi ? Mon père, peut-être ? Lara ? (Il a souri aux pavots.) À ton avis, Jack ? C’est à cause de Lara ?

— Ce n’était pas ta faute, Nik.

Le sourire a disparu.

— Ici, j’étudie la seule chose qui me fait encore peur. Moi. Et dans cette étude, je ne nuis à personne.

— Et vous n’aidez personne d’autre, ai-je fait remarquer.

— Oui, c’est axiomatique. (Il m’a regardé.) Vous êtes aussi un révolutionnaire ? L’un des fidèles du néoquellisme ?

— Pas vraiment.

— Mais vous avez peu de sympathie pour les Renonciateurs ?

J’ai haussé les épaules.

— Ils ne dérangent personne. Comme vous le dites. Et personne n’est obligé de jouer s’il n’a pas envie. Mais vous avez un peu l’idée que nous devons fournir une infrastructure alimentée pour votre style de vie. Il me semble que c’est la pierre d’achoppement de la Renonciation. J’ai vu reparaître le sourire.

— Oui, c’est vraiment un acte de foi, pour beaucoup d’entre nous. Bien sûr, nous pensons qu’un jour, toute l’humanité nous suivra dans le virtuel. Nous préparons simplement le chemin. Nous l’apprenons, pour ainsi dire.

— Oui, a lâché Brasil. Et pendant ce temps, dehors, le monde tombe en morceaux pour nous autres.

— Il tombait déjà en morceaux avant, Jack. Tu penses vraiment que ce que je faisais, les petits vols, les petits défis, faisait la moindre différence ?

— On emmène une équipe à Rila, a dit Brasil, soudain décidé. Voilà la différence qu’on essaie de faire, Nik. Simplement.

Je me suis éclairci la voix.

— Avec votre aide.

— Ah.

— Oui, on a besoin de la voie, Nik. (Brasil s’est levé et s’est approché d’un coin du rectangle, élevant sa voix comme si, ce secret évacué, il voulait que le volume de la conversation reflète sa décision.) Tu pourrais nous la donner ? En souvenir du bon vieux temps ?

Natsume s’est levé pour me regarder, étonné.

— Vous avez déjà escaladé une falaise maritime ?

— Pas vraiment. Mais l’enveloppe que je porte sait le faire.

Il a soutenu mon regard un moment. Comme s’il enregistrait ce que je venais de lui dire, en vain. Puis il a aboyé d’un rire déplacé pour l’homme à qui nous avions parlé.

— Votre enveloppe sait le faire ? (Le rire est devenu un gloussement plus civilisé, puis il a récupéré sa gravité.) Il vous faudra plus que ça. Vous savez qu’il y a des colonies de razailes sur le dernier tiers de Rila Crags ? Sans doute encore plus nombreux qu’à mon époque. Vous savez qu’il y a un promontoire en dévers qui fait tout le tour des fortifications basses, et que Bouddha seul sait combien d’appareils anti-intrusion ils ont incorporé depuis ma petite farce ? Vous savez au moins que les courants à la base de Rila emporteront votre corps brisé jusqu’au détroit ou presque, avant de vous déposer ?

— Eh bien… au moins, si je tombe, on ne viendra pas me chercher pour m’interroger.

Natsume a jeté un coup d’œil à Brasil.

— Il a quel âge ?

— Laisse-le, Nik. Il porte une enveloppe Eishundo, qu’il a trouvée, à ce qu’il me dit, en se promenant dans New Hokkaido où il tuait des minmils pour rendre service. Tu sais ce que c’est, une minmil, non ?

— Oui. (Natsume ne m’avait pas lâché du regard.) On a entendu la nouvelle de l’élection de Mecsek, ici.

— Ce n’est plus exactement une nouvelle, Nik, lui a dit Brasil avec un plaisir évident.

— Tu portes vraiment une Eishundo ?

J’ai acquiescé.

— Tu sais ce que ça vaut ?

— Oui, j’ai eu la démonstration deux ou trois fois.

Brasil s’impatientait sur les marches.

— Écoute, Nik, tu nous donnes ton itinéraire ou pas ? Tu as peur qu’on batte ton record ?

— Vous allez vous faire tuer, tous les deux, piles irrécupérables. Pourquoi je vous aiderais à faire ça ?

— Eh, Nik, tu as renoncé à la chair et au monde. Pourquoi ce qui nous arrivera dans le monde réel devrait-il t’inquiéter ?

— Ce qui m’inquiète, c’est que tu sois devenu complètement dingue, putain.

Brasil a souri. Peut-être d’avoir fait jurer son ancien héros.

— Oui, mais au moins on est encore dans la partie. Et tu sais qu’on va le faire, avec ou sans ton aide. Alors…

— C’est bon. (Natsume a levé la main.) Oui, tu peux l’avoir. Tout de suite. Je vais même te faire le compte-rendu détaillé. Pour ce que ça va vous servir. Oui, allez-y. Allez mourir sur Rila Crags. Peut-être que ça, ce sera assez réel pour vous.

Brasil a souri en haussant les épaules.

— Eh ben quoi, Nik ? T’es jaloux ?

 

On a suivi Natsume dans le monastère jusqu’à une cellule spartiate au troisième étage, où il a dessiné des images en l’air pour évoquer Rila. Une partie était tracée de mémoire, mais les fonctions de données du monastère lui ont permis de comparer avec un construct en temps réel de Rila. Ses prédictions s’avéraient parfaites – les colonies de razailes s’étaient étendues, et le promontoire avait été modifié, bien que la pile de données du monastère ne puisse offrir la confirmation visuelle de cette dernière information. Aucun moyen de savoir ce qui nous attendrait là-haut.

— Mais la mauvaise nouvelle fonctionne dans les deux sens, a-t-il dit avec une animation dans la voix qui n’était pas là avant qu’il trace son schéma. Le promontoire les gêne aussi. Ils ne voient pas bien, et les senseurs sont perturbés par les mouvements des razailes.

J’ai jeté un coup d’œil à Brasil. Inutile de dire à Natsume ce qu’il n’avait pas besoin de savoir – que les senseurs de Crags étaient le cadet de nos soucis.

— À New Kanagawa, ai-je dit à la place, il paraît qu’ils câblent des razailes avec des systèmes de microcaméras. Et qu’ils les dressent. C’est vrai ?

Il a reniflé.

— Ils racontaient déjà la même chose il y a cent cinquante ans. C’était déjà de la parano à l’époque, et ça ne s’est pas amélioré. Quel intérêt de mettre une microcam dans un razaile ? Ils évitent autant qu’ils peuvent les habitations humaines. Et si je me rappelle bien les études qui avaient été faites, ils ne sont pas faciles à domestiquer ou dresser. Et puis, les stations orbitales risqueraient de repérer le câblage et de les descendre en plein air. (Il m’a fait un sourire déplaisant, loin de la sérénité du Renonciateur.) Croyez-moi, vous avez assez à penser avec des razailes sauvages. Ne vous inquiétez pas des razailes cyborg domestiqués.

— D’accord. Merci. Un autre conseil ?

— Ouais. Ne tombez pas.

Mais son regard démentait son détachement laconique. Par la suite, quand il a chargé les données pour qu’on les récupère dehors, il gardait un silence tendu qui ne devait plus rien à son calme de moine. Quand il nous a raccompagnés dans le monastère, il n’a rien dit du tout. La visite de Brasil l’avait remonté comme le vent de printemps venu des lacs à carpes de Danchi. Sous la surface perturbée, des silhouettes puissantes se tordaient, impatientes. Quand on a atteint le hall, il s’est tourné vers Brasil et a commencé à parler, mal à l’aise.

— Écoutez, si vous…

Quelque chose a crié.

Le construct des Renonciateurs était bon. J’ai senti la démangeaison dans mes paumes quand mes réflexes de gecko se sont préparés à saisir la pierre pour grimper et me mettre à l’abri. Dans ma vision périphérique soudain poussée, j’ai vu Brasil se crisper – et derrière lui, j’ai vu le mur frissonner.

— On bouge !

Au début, j’ai cru que c’était la tapisserie du portier. Une extrusion de la même étoffe. Mais c’était la maçonnerie derrière la tenture qui s’incurvait, déformée par une pression que le monde réel n’aurait jamais tolérée. Le cri pouvait venir du construct pour signaler la contrainte extrême que subissait la structure, ou simplement de la chose qui cherchait à entrer. Pas le temps de se poser la question. Quelques fractions de seconde plus tard, le mur a implosé avec un bruit de melon écrasé, la tapisserie arrachée au centre. Une silhouette de dix mètres de haut s’est avancée.

On aurait dit qu’un Renonciateur avait été si rempli de lubrifiant industriel que chacune de ses articulations s’était fendue pour laisser déborder le liquide. Une silhouette humaine en robe grise restait vaguement reconnaissable au centre de tout cela, mais autour, son liquide noir iridescent bouillonnait et flottait en l’air en doigts tendus et visqueux. Le visage de la créature avait disparu, les yeux, le nez et la bouche arrachés par la pression. Ce qui avait occasionné tous ces dégâts giclait à chaque battement de cœur, sans jamais retomber avant le prochain mouvement.

Je m’étais replié dans une posture de combat que je savais d’avance pire qu’inutile. Il n’y avait rien d’autre à faire que courir.

— Norikae-san. Norikae-san. Veuillez quitter la zone immédiatement.

C’était un chœur de cris, parfaitement en cadence, quand du mur opposé une phalange de portiers est sortie des tapisseries. Ils sont passés par-dessus nos têtes avec grâce, maniant des lances et des gourdins étranges, hérissés de pointes. Leur corps fraîchement assemblé était baigné d’une extrusion de discrète lumière dorée.

— Veuillez mener vos invités vers la sortie la plus proche. Nous nous occupons de ceci.

Les fils d’or structurés ont touché la silhouette brisée, et elle a reculé. Le cri s’est brisé et a monté en volume et en tonalité, me martelant les tympans. Natsume s’est tourné vers nous en criant par-dessus le bruit.

— Vous les avez entendus. Vous ne pouvez rien y faire. Partez d’ici.

— Oui, mais comment ? ai-je demandé en criant aussi.

— Retournez à…

Ses paroles ont été noyées comme si on lui avait coupé le volume. Au-dessus de lui, quelque chose a fracassé le toit. Des blocs de pierre se sont effondrés, et les portiers ont frissonné dans l’air, frappant avec leurs lumières dorées pour éliminer les gravats avant qu’ils nous touchent. Cela a coûté l’existence à deux d’entre eux, quand l’intrus huileux a profité de leur distraction, tendu de gros tentacules et les a déchirés. Je les ai vus saigner une lumière pâle. Par le toit…

— Oh putain.

C’était une autre silhouette gonflée à l’huile, deux fois plus grande que la précédente. Elle a tendu des bras humains auxquels il avait poussé des griffes liquides entre les phalanges et sous les ongles. Une tête brisée s’est glissée par le trou et nous a regardés. Des globules de bouillie noire sont tombés comme de la bave à la lèvre de la créature, éclaboussant le sol et le rongeant jusqu’à un entrelacs argenté intérieur. Une gouttelette a touché ma joue et brûlé la peau. Le cri cacophonique a redoublé.

— Par la chute d’eau, a crié Natsume dans mon oreille. Jetez-vous dedans. Allez.

Puis le deuxième intrus a posé le pied et tout le toit s’est effondré. J’ai saisi Brasil, qui regardait au-dessus de lui avec une terreur totale, et l’ai traîné dans la direction de la porte entrebâillée. Autour de nous, des portiers se ralliaient et se lançaient en l’air pour affronter cette nouvelle menace. J’ai vu une nouvelle vague de défenseurs sortir des tapisseries restantes, mais la moitié ont été saisis et déchirés par la chose au plafond avant même de s’assembler. La lumière a saigné sur le sol en pierre. Des accords musicaux résonnaient dans l’espace et se fractionnaient en disharmonie. Les créatures noires en lambeaux se démenaient au milieu des portiers.

Nous sommes arrivés à la porte avec quelques autres brûlures mineures, et j’ai poussé Brasil devant moi. Je me suis retourné un instant, et l’ai regretté tout de suite. J’ai vu Natsume touché par un filament difforme, et l’ai entendu crier malgré le vacarme. C’était une voix humaine, puis très vite un son distordu par une main impatiente sur un contrôle audio. Natsume a paru fondre, se tordant comme un poisson entre deux plaques de verre, fondant et hurlant en harmonie irréelle avec la rage massive des deux intrus.

Je suis sorti.

Nous avons couru à toute allure jusqu’à la cascade. Un nouveau regard en arrière, et j’ai vu tout le flanc du monastère exploser derrière nous, les deux créatures gagnant en taille tandis qu’ils attaquaient les portiers autour d’eux. Le ciel au-dessus de nos têtes s’assombrissait, comme pour un orage, et l’air était devenu glacé. Un sifflement indescriptible a filé dans l’herbe de chaque côté du chemin, comme une pluie torrentielle, comme un gaz sous pression qui s’échappe. Arrêté de justesse avant la chute d’eau, j’ai vu des interférences sauvages faire danser le rideau de gouttes. Le flot s’est même immobilisé un instant, a disparu, a repris.

J’ai croisé le regard de Brasil. Il n’avait pas l’air plus heureux que moi.

— Passe d’abord, ai-je dit.

— Non, ça va. Vas…

Un cri perçant en haut du chemin. Je l’ai poussé au creux des reins et, tandis qu’il disparaissait dans le flot ronflant, j’ai plongé après lui. J’ai senti l’eau recouvrir mes bras et mes épaules, puis j’ai basculé et…

… me suis redressé d’un coup sur le vieux sofa.

C’était une transition d’urgence. Pendant quelques secondes, j’ai continué à sentir l’humidité de la chute d’eau, j’aurais pu jurer que mes vêtements étaient trempés et mes cheveux plaqués sur mon visage. J’ai pris une inspiration méfiante, puis ma perception du monde réel a pris le relais. J’étais au sec. J’étais à l’abri. J’ai arraché mes hypnophones et mes trodes, je me suis levé tant bien que mal, j’ai regardé autour de moi, le cœur commençant à battre plus vite maintenant que mon corps répondait aux signaux d’une conscience qui venait à peine de reprendre le volant.

De l’autre côté de la salle de transfert, Brasil était déjà debout et parlait rapidement à Sierra Tres, l’air sévère, qui avait récupéré son propre blaster et mon Rapsodia. La pièce était pleine des gémissements poussiéreux de sirènes inutilisées depuis des dizaines d’années. Les lumières ont tremblé. J’ai retrouvé la réceptionniste à mi-chemin de la sortie. Elle venait d’abandonner un panneau de contrôles pris d’une folie colorée. Même sur les muscles approximatifs du visage Fabrikon, la colère et l’indignation me sautaient aux yeux.

— C’est vous qui l’avez amené ? C’est vous qui nous avez contaminés ?

— Non, bien sûr que non. Vérifiez vos putains d’instruments. Ces trucs y sont encore.

— C’était quoi, ça ? a demandé Brasil.

— À mon avis, des virus dormants. (Avec des gestes absents, j’ai pris le Rapsodia à Tres et vérifié la charge.) Tu as vu leur aspect. C’étaient des moines, avant, un déguisement d’humain digitalisé autour de systèmes offensifs pendant qu’ils étaient en sommeil. À attendre le bon déclencheur. La personnalité de couverture ne savait peut-être même pas ce qu’elle cachait avant d’éclater.

— Ouais, mais pourquoi ?

— Natsume. (J’ai haussé les épaules.) Ils devaient le suivre depuis…

L’assistante nous regardait comme si toute cette discussion se faisait en langage machine. Son collègue est apparu derrière elle et nous a rattrapés. Il tenait une petite puce de données beige qui tendait la silicochair de ses doigts. Il a brandi la puce et s’est penché vers nous pour se faire entendre.

— Vous devez partir. Norikae-san voulait que je vous remette ça, mais vous devez partir immédiatement. Vous n’êtes ni bienvenus ni en sécurité ici.

— Ouais, sans blague. (J’ai pris la puce.) Si j’étais vous, je viendrais avec nous. Verrouillez tous les ports de données qui donnent sur le monastère avant de partir, et appelez une bonne équipe de nettoyage viral. D’après ce que j’ai vu, vos portiers sont dépassés.

Les sirènes gémissaient autour de nous comme des fêtards sous meth. Il a secoué la tête, comme pour oublier le bruit.

— Non. Si c’est une épreuve, nous la surmonterons en Renonciateurs. Nous n’abandonnerons pas nos frères.

— Et sœurs. Comme vous voulez, c’est très noble. Mais personnellement, tous ceux que vous enverrez là-dedans ressortiront sans le moindre inconscient. Vous avez besoin d’un soutien venu du monde réel.

Il m’a regardé.

— Vous ne comprenez pas. C’est là qu’est notre domaine, pas dans la chair. La destinée de l’humanité est de se Charger. Nous sommes les plus forts. Nous triompherons.

J’ai abandonné. Répondu.

— Super. Génial. Vous me tiendrez au courant. Jack, Sierra, on laisse ces abrutis se suicider et on met les bouts.

Les deux se sont retrouvés seuls dans la salle de transfert. L’homme à qui je venais de parler s’est allongé sur un des canapés, regardant la femme en attachant ses trodes. Son visage était luisant de sueur, mais aussi captivé, pris dans un paroxysme de détermination et d’émotion.

 

Nous sommes sortis sur Whaleback et la 9e, la lumière de l’après-midi peignait les murs du monastère d’un orange chaud, et le bruit de la circulation dans le détroit flottait jusqu’à nous avec l’odeur de la mer. Un léger vent d’ouest a fait voleter la poussière et des spores sèches dans le caniveau. Devant nous, deux enfants ont traversé la rue en criant et en courant après un jouet miniature ressemblant à un karakuri. Il n’y avait personne d’autre, et rien dans cette scène ne suggérait la bataille en cours dans le cœur mécanique du construct des Renonciateurs. On aurait pu croire que tout ça n’avait été qu’un rêve.

Mais à la limite inférieure de mon ouïe neurachem, j’entendais tout juste les cris des sirènes antiques, comme une faible mise en garde contre les forces éveillées et le chaos à venir.

Furies Déchaînées
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